mardi 24 juillet 2007

Nuages noirs


La journée n'avait pas particulièrement mal commencé. D'accord, je m'étais couché à 4 h du matin pour rendre mes articles à peu près dans les temps, c'est-à-dire avec du retard quand même.

Du coup, il ne fallait pas s'étonner que je sois encore au lit ce matin sur les coups de 11 h.


C'est précisément là que tout s'est écroulé.


Nath est rentrée, en larmes et virée.


Virée. Rien que d'en parler, j'ai une boule à l'estomac.


Virée parce que ses employeurs ont orienté son poste d'assistante de direction (pour lequel elle a été recrutée) en un poste d'assistante-comptable (pour lequel elle a juste quelques notions).


Virée alors qu'elle a eu deux mois de période d'essai, période à l'issue de laquelle elle a été maintenue dans ses fonctions.


Cette décision n'est pas à effet immédiat. Ils disent vouloir lui trouver autre chose, ailleurs mais hors de l'entreprise. Et ne pas la laisser tomber. Je rigole doucement.


J'ai des pensées plein la tête. Galères. Prud'hommes. Factures. Avenir. Touchés, coulés.


J'ai appelé mon journal, histoire de leur dire que la donne avait changé. S'ils veulent me garder, ils vont devoir m'apporter des garanties. Sinon, je ferai autre chose. Bien obligé.


Nath est retournée bosser cet après-midi. Elle pense pouvoir les faire changer d'avis. C'est tout Nath, ça ! Adorable mais à cent lieux des réalités. Le sentimentalisme en entreprise, c'est dépassé. Tout juste peut-elle espérer un sursis... peut-être. Reculer pour mieux sauter.


J'ai le cerveau plein de brume. L'avenir n'est guère prometteur. On va bien évidemment me dire que derrière, il y aura une embellie...


Personnellement, je n'y crois plus.


dimanche 1 juillet 2007

Réunion de famille


La porte s’entrouvrit, faisant tinter la petite clochette. Manon entra, une sucette à la bouche comme à son habitude. Piccolo, affairé au bar, eut un large sourire en la voyant. Elle vit sur sa droite un petit groupe de personnes réunies autour de trois tables rapprochées pour l’occasion.
-Alors Princesse, ça a été l’école aujourd’hui ?
Manon fit la grimace. Un chien s’approcha d’elle en remuant la queue et lui lécha la main.
-Oh ! Tu as un chien, Piccolo ?
-Non, ma grande ! Il appartient au vieux monsieur assis là-bas avec les autres. Je vais amener les cafés ; toi, prends ta part de tarte dans le frigo et sers toi du sirop ! Et viens t’asseoir avec nous ensuite.
Manon ne comprenait pas. Tout lui semblait inhabituel. Et tous ces gens. D’habitude, il n’y avait jamais personne ou presque, surtout à ce moment de la journée.
Piccolo apporta le plateau, servit les cafés, proposa du sucre (le chien aboya d’ailleurs pour s’assurer qu’on ne l’oublierait pas). Ensuite, il posa le plateau sur une table voisine et s’assit avec les autres. Manon se servit du sirop de cassis et vint rejoindre le petit groupe, son verre dans une main et son morceau de gâteau dans l’autre.

Piccolo se gratta la tête, ne sachant visiblement pas par où commencer.
-Bon. Premièrement, est-ce que quelqu’un a de ses nouvelles ?
Le groupe secoua la tête. Manon ne comprenait rien à ce qui était en train de se passer, ni pourquoi elle avait été attendue. La discussion s’annonçait sinistre et la fillette se demanda même si elle ne préfèrerait pas faire ses devoirs. Elle soupira et entama son goûter tout en observant un à un les gens présents.
Le propriétaire du chien était un vieux monsieur. Elle n’aimait pas trop les vieilles personnes, Manon, parce qu’elles semblaient sèches quand on les embrassait. Mais il avait l’air gentil ce papy, avec la tête de ce brave chien posée sur ses genoux. Il était rigolo ce chien, il ventilait tout le temps avec sa queue. A sa droite, il y avait un type habillé un peu bizarrement. Il lui rappelait un peu l’inspecteur Columbo qu’elle adorait voir à la télé mais en moins vieux et en moins sympathique. Mais son imperméable était aussi usé. Il tenait par la main une femme magnifique aux cheveux d’or mais qui visiblement ne savait pas non plus s’habiller correctement. A moins qu’elle ne vienne de se lever. Car elle avait juste une nuisette pour tout vêtement. Elle lui souriait et Manon le lui rendit toutes dents dehors. Qu’est ce qu’elle était jolie !

-Je te sens intriguée Manon et c’est bien normal, dit soudain Piccolo en l’observant. Si tu le veux bien, je vais faire les présentations. La très belle femme que tu regardes avec insistance (Manon baissa les yeux et rougit instantanément) s’appelle Blanche comme ta maman. A ses côtés, voici l’inspecteur Fergusson. Le monsieur un peu plus vieux que moi s’appelle Emile et son chien Toby ne le quitte jamais. (En entendant son nom, Toby jappa joyeusement et remua la queue de plus en plus frénétiquement)
Tu as aussi Renaud et son fils Eric. Ainsi que le jeune Théo Paradis, je sais, ça fait un peu bizarre mais tu vas comprendre. Enfin, je te présente Peter et Gwen. Mes amis, voici la petite Manon dont je vous ai parlé et dont certains ont peut-être pu commencer à lire les aventures.
Manon regarda son vieil ami Piccolo comme s’il était devenu fou. Piccolo lui sourit, le regard bienveillant comme toujours et lui passa la main dans les cheveux.
-Tu dois savoir, même si c’est difficile à croire, que nous n’existons pas vraiment. Nous avons été inventés de toutes pièces par un écrivain qui nous met en scène au hasard de ses élucubrations. Toi et moi avons eu de la chance, nous n’avons pas été tellement maltraités mais d’autres ont eu moins de chance.
Blanche vit l’incrédulité de Manon et prit sa main dans la sienne.
-Nous sommes des personnages de romans, de nouvelles pour être tout à fait précise. Moi, par exemple, je me suis retrouvée en pleine nuit en nuisette sous une pluie de grenouilles. Je passerai sur les détails, il m’est arrivé plein de choses. Pour mon ami Fergusson, c’est pire, il n’est même plus vivant le pauvre, même si pas tout à fait mort. Et puis Renaud que tu vois là-bas avec son fils Eric a été soufflé par l’explosion de sa voiture. Parfois, on nous mène vraiment la vie dure. Et on ne sait jamais à quelle sauce on va être mangé.
-Encore moins lorsque notre petit Franck ne daigne pas finir ses histoires, rajouta Peter en souriant lui aussi à Manon. On est plusieurs dans ce cas là : moi et Gwen, Renaud, Eric et Théo… et puis vous deux. Pourtant ça me plaisait bien moi, cette histoire d’amitié entre un clown vieillissant et sa petite protégée. Ca m’aurait plu de lire la suite.


Manon les regarda tous un à un, se demandant s’ils étaient tous devenus fous ou si elle n’était pas en train de rêver. Elle plongea son regard dans celui de Piccolo, y cherchant trace d’une quelconque absurdité mais n’y trouva rien de particulier en dehors de sa tendresse habituelle. Elle poussa un long soupir et finit sa part de tarte aux myrtilles. Après tout, si ça les amusait de débiter ces âneries… Elle était quand même un peu ébranlée mais ne souhaitait pas poser davantage de questions. Demain serait un autre jour.
Piccolo observa la fillette avec une lueur amusée dans le regard. Puis il se tourna de nouveau vers ses invités.
-Bon, ça commence à en faire des histoires inachevées. Le sursis, mort lente… et la mienne maintenant. Quelqu’un sait-il ce qu’il se passe ?
Emile prit la parole :
-Personnellement, je suis content d’être là, mais je n’ai pas à me plaindre. Je fais partie des personnages dont l’histoire a connu une vraie fin. Blanche et Fergusson en ont davantage bavé mais là aussi Franck a terminé le récit. C’est vrai que depuis, les choses ont pas mal changé… et pas forcément en bien. Toby aime bien quand je lui lis l’histoire de la petite Manon, j’ai l’impression qu’il comprend ce que je lui dis. Il aime bien la nôtre aussi mais comme c’est une histoire qui nous sépare à la fin, ça le rend un peu triste, hein Toby ?
-Wouf ! aboya le chien en remuant sa queue de plus belle et en léchant la main de son vieux maître.
-En fait, on s’est tous retrouvé ici et j’en suis aussi très heureux, ça nous permet au moins de faire plus ample connaissance, dit Renaud mais je ne vois pas ce que l’on peut dire ou faire. Notre existence, l’évolution de nos personnages ou de nos intrigues dépend uniquement de ce que Franck veut en faire. Le reste ne nous appartient pas et…


La clochette retentit une nouvelle fois lorsque je pénétrai dans le bar de Piccolo le vieux clown.


Je passais de l’un à l’autre. J’étais tout chose en voyant mes personnages principaux réunis ici. Tous m’avaient énormément apporté, certains plus que d’autres selon la part de moi qui était en eux. Il y en avait que j’avais délaissés, parfois malgré moi comme lorsque les mots ne glissent plus comme on voudrait sur la page désespérément vide. Il y en avait aussi que je m’étais juré de retrouver mais plus le temps passait, plus les retrouvailles devenaient hypothétiques.
Je pris une chaise et m’assis près d’Emile. Toby me fit la fête et j’eus une pensée émue de ces beaux moments d’écriture passés en leur compagnie.


Manon me regarda, l’air circonspect. Elle voyait bien que tout le monde semblait me connaître et il était évident que pour elle, malgré l’impression de flou dans sa tête, j’étais lié aux derniers évènements de la soirée. Elle avait cette moue irrésistible que je lui connaissais que trop bien.
Tous les regards étaient posés sur moi, entre sympathie, émotion et interrogations. Je voulais les rassurer, trouver les mots mais c’était difficile. Ils se posaient légitimement des questions dont je n’avais pas forcément les réponses.
-Je… Je ne vous ai pas oublié, tous autant que vous êtes. Je sais que pour certains d’entre vous, notre histoire a un goût d’inachevé. C’est un sentiment que je partage. Lorsque je commençais une histoire, j’étais toujours persuadé de la terminer, je ne me posais même pas la question à vrai dire. Maintenant, c’est un peu plus compliqué. Je commence avec la hantise de ne pas aller au bout. Et je sais que ça s’est fréquemment produit ces derniers temps et que ce n’est pas juste, pour vous comme pour ceux qui vous lisent et qui se demandent bien ce que je fous.


Piccolo le clown sourit.
-Cette belle histoire avec ma petite princesse va se poursuivre alors ?
-Oui, bien sûr qu’elle va se poursuivre. Je ne sais pas trop quand mais tout vous revoir ici me donne vraiment l’envie de continuer. Et puis, que ferait la belle Manon sans son ami Piccolo ?
La fillette m’offrit un large sourire. Son regard suspicieux avait disparu.
-Et je serai quand même obligée de continuer mes cours de soutien avec la maîtresse ? Parce que ça, c’est pas très rigolo.
J’éclatai de rire.
-Oui, ma grande, pas de changements en vue de ce côté là ! Mais l’apprentissage du cirque avec Piccolo, ça vaut bien quelques sacrifices, non ?
L’atmosphère était plus détendue. Piccolo et Manon étaient visiblement rassurés même si la fillette ne savait toujours pas vraiment si elle rêvait ou devenait un brin fofolle. Blanche, Fergusson et Renaud semblaient content de me revoir malgré ce que je leur avais fait endurer. Quant à Emile, nous n’avions pas vraiment besoin de nous regarder pour savoir. J’avais une infinie tendresse pour ce vieux bonhomme et son chien et les mots étaient inutiles.
Peter et Gwen me semblaient davantage étrangers, tant de mon côté que du leur. Tout avait pourtant idéalement commencé puis l’histoire m’avait échappé. Mais une porte restait ouverte. Peut-être me faudrait-il repenser l’intrigue ou certains personnages… Mais je n’en avais pas fini avec eux. A plus ou moins long terme, ils seraient de retour. Je leur souris et ils en firent autant. Le message était passé.

Piccolo sentit que l’essentiel était dit et proposa l’apéro à toutes les personnes présentes. Manon, toute excitée, se rua dans l’arrière salle à la recherche du saucisson fait maison et de quelques autres amuse-gueules, suivie par Toby qui aboyait gaiement.

Un peu plus tard, nous étions tous là à refaire le monde. Pour ma part, je me sentais mieux et d’attaque. Les mots allaient revenir, c’était une certitude.


Et comme pour me donner du courage, Manon m’enserra de ses deux bras et déposa un bisou sur ma joue.