Je suis né en 1926 et j’ai donc 79 ans. J’ai offert le jour de mon anniversaire un bel os à mon chien. Lui a été plus ingrat en urinant sur mon beau tapis du salon mais je ne suis pas rancunier. Son cadeau, c’est sa compagnie de tous les jours. On ne se rend jamais assez compte de l’importance d’avoir un petit compagnon, quel qu’il soit, surtout à mon âge où la solitude est le pire des maux. Avec Toby, j’ai eu infiniment de chance. Il écoutait tout, comprenait tout. Le soir, sa tête posée sur mes genoux, il m’écoutait ressasser mes souvenirs et, de temps en temps, poussait un petit grognement plaintif lorsque ces souvenirs, parfois lointains, m’arrachaient quelques larmes.
Mais Toby n’est plus là à présent et moi je suis toujours vivant, coincé entre ces quatre murs.
Toby est parti il y a trois semaines, un soir d’orage. Il aboyait toujours quand le tonnerre grondait. Il n’y avait pas moyen de le calmer dans ces moments là. Mais là, Toby n’aboyait pas. Alors j’étais sorti. Il gisait là, paisible, dans sa niche. Une belle mort, du haut de ses dix-sept ans. Et tellement plus en langage chien. Il faut multiplier par sept, non ? Alors ça fait…euh… hou là, passé un certain âge ça devient dur… Voyons… dix-sept multiplié par sept, ça fait… ça fait…je pose le neuf et je retient quatre et…ah, zut ! Bon, je recommence…
Quelques minutes plus tard d’une gymnastique intense, je m’étais rendu compte que mon brave Toby avait allègrement dépassé la centaine (On va pas chipoter, hein !)
Cent ans d’une vie de chien à m’accompagner inlassablement. Avec du mérite. Faut dire qu’avec moi Toby n’a pas vu beaucoup de pays. Ni beaucoup de gens d’ailleurs. Il paraît que je suis « un vieux garçon ». C’est ce que chuchotaient quelques jeunots du village. Ils pensaient sûrement que j’étais sourd aussi peut-être. Les cons.
Je ne me suis jamais marié, d’accord. Mais j’en ai tâté des filles, ça oui. Enfin, ça commence à dater. Toby n’était pas encore né, pour sûr !
A partir d’un certain âge, ben, on est moins performant. Du coup, quand on a fait le choix de ne pas s’attacher, on se retrouve aussi plus seul. Et là, c’est terrible. On se retrouve sans but, sans rien à faire. Alors on ressasse. On rumine le passé. Les occasions manquées. Et quelques moments trop rares de bonheur véritable, à diverses périodes de la vie.
Au bout de quelques mois, je crois que j’avais fait le tour. L’été, ça allait encore. Je me promenais, parfois jusqu’au village. Un petit rouge, des cacahuètes. Quelques mots échangés. Sur le temps qu’il fait. Ou sur le fait que « c’était mieux, avant ». Le problème aussi, c’est que j’étais moins vaillant que certains de mes camarades. J’avais la soixantaine à l’époque mais je faisais davantage du fait de mon visage buriné et de mes rides profondes. Surtout, la sale guerre, celle de 45, m’avait laissé boiteux. Ca ne m’avait pas trop gêné pour la bagatelle… faut dire que j’avais de la tchatche. Mais pour le reste, j’étais un peu un poids mort. Alors, au fil des ans, j’avais progressivement revendu mes terres, pour ne garder finalement que ma maison, un peu de terrain et quelques bêtes.
Donc l’été, c’était correct. Et puis il fait beau l’été. C’est la période où les agriculteurs ont le plus de travail. Alors quand on est, comme moi, un peu diminué, autant se foutre de la gueule de ceux qui bossent. De toute façon, pour passer le temps, tout est bon.
L’hiver, c’est plus rigoureux, c’est le cas de le dire. La neige tombe souvent en abondance. Et les visites au village se font plus espacées. La nuit est plus longue, le ciel plus gris, la lumière plus rare. Alors quand on est seul et qu’il fait sombre et froid, le feu s’impose. Très vite, il devient indispensable, pas seulement comme élément de chauffage. Mais aussi comme une présence. Quand je regardais les flammes qui dansaient, j’avais l’impression de voir quelqu’un en dedans. Mais ce n’était que moi. Et le renvoi de mes propres souvenirs. J’en ai passé des nuits seul avec moi-même auprès du feu. A me désespérer du temps qui passe et des moments perdus.
Et puis Toby est rentré dans ma vie.
Quand on m’a proposé cette touffe de poils de quelques semaines, à peine sevrée, un peu pataude sur ses pattes, je me suis d’abord demandé si la personne en question ne me voulait que du bien. Oui, tu comprends, tu es toujours tout seul dans cette maison, un peu de compagnie te fera du bien, tu verras, tu verras, tu me remercieras plus tard.
Je déteste ça. Ce genre de réflexion qui vous fait paraître plus vieux. Et qui fait ressortir votre solitude. Celle que vous vivez. Celle que l’on perçoit pour vous.
J’ai souvent répondu que ma solitude était voulue, assumée. Que le silence était préférable à de la mauvaise compagnie. Mais c’est faux, archi faux. On choisit d’assumer sa solitude par résignation. Parce qu’on est seul et qu’on ne peut rien y faire. Parce qu’à partir d’un certain moment, d’un certain âge, vous voyez moins les autres. Et les autres vous voient moins aussi.
J’ai été très vite reconnaissant à Toby d’une chose : de permettre à mes pensées et à mes actes de ne plus se concentrer sur ma propre personne. Je devais prendre en compte sa présence. Je n’étais plus seul.
Les premières semaines furent plutôt difficiles. Je voyais d’un assez mauvais œil l’arrivée de cet étranger dans ma maison. Il envahissait mon espace, mon intimité. Il me suivait partout, que ça en devenait pénible. Partout. Quand j’allais aux toilettes et que j’avais le malheur de prolonger la séance en lisant le journal, je l’entendais rapidement gratter derrière la porte en poussant de petits gémissements. Au-then-ti-que !
Mais ce qui m’agaçait profondément au début, c’était sa queue. Y a t-il quelque chose de plus con que la queue d’un chien. Toujours en train de remuer bêtement. Il paraît qu’un chien qui remue la queue est un chien content. Le mien devait être très content alors parce que ça n’arrêtait pas. Content. Je me demandais bien de quoi. Il était avec un vieux, peu bavard, dans une vieille maison isolée. Mais il était content. Et toujours en train de ventiler avec sa queue.
Autrement, on ne peut pas dire non plus qu’il était très propre. Enfin, au début. Pas très propre et un peu con aussi. Il était souvent dehors avec moi, lorsque le temps le permettait, mais, systématiquement, il faisait devant ma porte. Immanquable. Parfois, il lui arrivait de s’oublier dans la maison. Mais je comprenais. La maison était continuellement en désordre et sale. Une vraie porcherie. Avec la solitude, le laisse-aller n’est jamais loin. Et puis, on s’habitue. On se dit que de toute façon personne ne viendra. Le plus souvent, on ne se dit rien. On vit là, c’est tout.
Pour le reste, Toby n’était pas exigeant. Il se contentait de ma présence et de quelques regards. Je n’étais pas très démonstratif, du moins au début. Peu de mots, pas de caresses. Il vivait là, avec moi, mais dans ma tête, nos existences n’étaient pas vraiment liées.
Et puis nous avons passé notre premier hiver ensemble. Une période froide où la solitude est encore plus glaciale que les températures. Le feu dans la cheminée a refait son apparition. Mais cet hiver, j’ai un peu moins regardé les flammes. Un peu plus mon chien, un peu moins les flammes. Les soirées étaient longues. Alors je parlais beaucoup. Et Toby ne me quittait pas du regard, tout en se blottissant contre moi. Et on restait là des heures, moi sur le fauteuil, lui sur mes genoux. La première année en tout cas. L’année suivante, il était déjà un peu trop grand, un peu trop lourd pour moi. Alors je lui avais confectionné une panière dans laquelle j’avais posé une grosse couverture bien chaude. Et nous restions là, l’un à côté de l’autre, moi à parler, lui à écouter.
Au fil des semaines, Toby était devenu indispensable à ma vie de tous les jours. Nous partagions même nos repas. Au départ, je mangeais de mon côté et lui avait sa soupe. Et puis, l’âge faisant, mon appétit n’était plus aussi solide qu’au bon vieux temps. Alors je préparais toujours les mêmes quantités, mangeait un bout et Toby prenait le relais. Une fois Léon (Léon est un gars du village qui vient parfois me rendre visite ou me faire quelques courses lorsque sa fille a la voiture) est arrivé à l’heure de l’apéro. J’ai cru qu’il allait s’étouffer en voyant Toby avaler des restes de magret et de pommes de terre sarladaises. Surtout que je lui ai proposé de rester et que, faute de magret supplémentaire, il a du se contenter de ma fameuse omelette aux herbes. Ah, mon omelette c’est quelque chose ! Mais là, j’ai vraiment eu l’impression qu’elle lui passait de travers.
C’est vrai, je suis un solitaire. Contraint ou volontaire finalement ça n’a que peu d’importance. La réalité est là c’est tout. Et elle vous rattrape toujours. Mais il y a deux choses qui m’ont aidé à tenir. Toby tout d’abord. Il est arrivé au bon moment. S’il était arrivé plus tôt, je ne suis pas sûr que je lui aurais accordé la même attention. Ni lui non plus d’ailleurs. Ensuite, il y a la cuisine. J’ai toujours vécu seul, j’ai toujours été bordélique dans l’entretien de ma maison et de mes affaires. Mais la cuisine ! Très propre ma cuisine, avec tout plein d’accessoires et tout et tout. Toute ma vie, je me suis mijoté de bons petits plats, j’ai essayé de créer mes recettes, d’accommoder de diverses façons. J’étais un autre homme dans ma cuisine, un artiste. Mais je ne cuisinais que pour moi, sauf en de très rares occasions. Avec Toby, j’avais l’impression d’avoir un regard extérieur. C’est bête, hein ? D’autant que Toby, comme gourmet, ben, y’a mieux. Deux, trois coups de langues et zou, tout dans l’estomac. Mais ce n’est pas grave. S’il se goinfre, c’est que c’est bon. Alors au fil des jours, je me suis pris au jeu. J’ai essayé de varier les plaisirs. Et puis je me suis rendu compte qu’il appréciait certaines choses plus que d’autres. Alors je composais. Surtout, je m’amusais. Enormément.
L’hiver, mes journées se résumaient à ça : de longues heures dans la cuisine et de belles soirées avec mon Toby auprès du feu. L’été, on y ajoutait de longues ballades et quelques virées au village. Même là, il restait auprès de moi. Ventilant comme à son habitude.
Et puis les années ont passé. Toby vieillissait. Moi aussi. Mais moins bien que lui. Les sorties se faisaient plus rares. Mes jambes avaient de plus en plus de mal à me porter. Je ne descendais presque plus au village. Dans ces moment là de peur et de doutes, Toby gardait toujours ce regard d’infinie tendresse pour moi. Il s’approchait, posait sa tête sur ma main et pouvait rester là des heures durant. Parfois je n’en pouvais plus et sanglotais doucement en voyant ce brave chien me témoigner toute cette affection. J’étais en colère. Contre cette vieillesse qui m’empêchait de profiter de Toby autant que je l’aurais souhaité.
Les hivers étaient aussi plus douloureux. Toby était là, aimant comme à son habitude et parfois soucieux de mes silences. Mais moi, je regardais à nouveau les flammes danser devant mes yeux, comme autrefois. J’y voyais Toby et moi, heureux, à gambader partout, moi riant, lui aboyant gaiement. Une nouvelle fois, j’y voyais mon passé. Un passé pas si lointain. Et pourtant. A présent, ces ballades étaient révolues, mon corps ne pouvait plus suivre. Ou si difficilement. Le moindre plaisir d’hier m’était interdit aujourd’hui. Même la cuisine m’était pénible. D’ailleurs, les bons petits plats avaient fait place à des assiettées de soupe, parfois avec un peu de viande. Je n’avais plus l’endurance pour passer de longues heures en cuisine. L’appétit non plus. L’envie encore moins.
Il n’y avait que Toby que j’aimais toujours davantage. C’était tout le paradoxe. J’aurais voulu le meilleur pour lui. Mais je ne pouvais plus le lui offrir. C’était quelque chose d’horrible pour moi que de ressasser les bons moments passés avec lui tout en sachant que ces bons moments ne se reproduiraient plus quoi que je fasse. Alors les dernières années se sont passées comme elles devaient se passer. Ensemble. J’avais décidé, faute de mieux, de témoigner à mon chien toute l’affection que j’avais aussi pour lui. Parce que je savais que le temps nous était désormais compté et que je devais savourer chaque seconde de ces instants partagés avec lui. Du temps, j’en avais suffisamment perdu à ressasser bêtement nos bons moments alors qu’il était là à côté de moi. Quand on ressasse, on oublie de vivre. Et j’ai trop souvent oublié Toby certains soirs où mes pensées se cadençaient au rythme des flammes de la cheminée.
Ensemble. C’est donc comme ça que tout s’est terminé. Ou presque. Un soir, alors qu’il avait pris l’habitude de dormir à l’intérieur depuis très longtemps, Toby avait gratté avec insistance la porte d’entrée. J’ai pensé un instant qu’il pouvait avoir une envie pressante. Alors je lui ai ouvert la porte. Et je l’ai vu se diriger vers sa niche. Une niche que j’avais construite il y a dix-sept ans et dans laquelle il n’avait presque jamais dormi. Avant d’entrer, Toby se retourna, agita péniblement la queue et me lança un petit jappement étouffé. Puis il s’engouffra dans sa niche et s’y allongea.
Inconsciemment, je compris à cet instant là que, de nous deux, Toby partirait le premier. Qu’il allait prendre un aller simple pour le paradis des chiens. J’en fus convaincu lorsque, quelques heures plus tard, l’orage éclata avec une violence rare. Toby n’avait pas aboyé. Toby était parti. Définitivement.
L’infirmière m’a essuyé les larmes qui coulaient le long de mes joues. Je suis toujours chez moi, mais j’ai une aide médicale à présent. Ma santé s’est subitement dégradée depuis la disparition de Toby il y a trois semaines. Je ne peux plus rien faire par moi-même. Mes jambes ne me portent plus. Je n’ai plus faim, plus soif. Je ne suis qu’un vieil homme malade qui a perdu son meilleur ami.
Bientôt quatre-vingts ans et aucun regret. Une vie. De bons et de mauvais moments. Des rencontres. Des déceptions. Et Toby, le petit chien pataud entré par hasard dans ma vie. Et que je vais peut-être rejoindre enfin, pour, je l’espère, d’autres belles balades et d’autres soirées au coin du feu.
FD, mars 2006
Mais Toby n’est plus là à présent et moi je suis toujours vivant, coincé entre ces quatre murs.
Toby est parti il y a trois semaines, un soir d’orage. Il aboyait toujours quand le tonnerre grondait. Il n’y avait pas moyen de le calmer dans ces moments là. Mais là, Toby n’aboyait pas. Alors j’étais sorti. Il gisait là, paisible, dans sa niche. Une belle mort, du haut de ses dix-sept ans. Et tellement plus en langage chien. Il faut multiplier par sept, non ? Alors ça fait…euh… hou là, passé un certain âge ça devient dur… Voyons… dix-sept multiplié par sept, ça fait… ça fait…je pose le neuf et je retient quatre et…ah, zut ! Bon, je recommence…
Quelques minutes plus tard d’une gymnastique intense, je m’étais rendu compte que mon brave Toby avait allègrement dépassé la centaine (On va pas chipoter, hein !)
Cent ans d’une vie de chien à m’accompagner inlassablement. Avec du mérite. Faut dire qu’avec moi Toby n’a pas vu beaucoup de pays. Ni beaucoup de gens d’ailleurs. Il paraît que je suis « un vieux garçon ». C’est ce que chuchotaient quelques jeunots du village. Ils pensaient sûrement que j’étais sourd aussi peut-être. Les cons.
Je ne me suis jamais marié, d’accord. Mais j’en ai tâté des filles, ça oui. Enfin, ça commence à dater. Toby n’était pas encore né, pour sûr !
A partir d’un certain âge, ben, on est moins performant. Du coup, quand on a fait le choix de ne pas s’attacher, on se retrouve aussi plus seul. Et là, c’est terrible. On se retrouve sans but, sans rien à faire. Alors on ressasse. On rumine le passé. Les occasions manquées. Et quelques moments trop rares de bonheur véritable, à diverses périodes de la vie.
Au bout de quelques mois, je crois que j’avais fait le tour. L’été, ça allait encore. Je me promenais, parfois jusqu’au village. Un petit rouge, des cacahuètes. Quelques mots échangés. Sur le temps qu’il fait. Ou sur le fait que « c’était mieux, avant ». Le problème aussi, c’est que j’étais moins vaillant que certains de mes camarades. J’avais la soixantaine à l’époque mais je faisais davantage du fait de mon visage buriné et de mes rides profondes. Surtout, la sale guerre, celle de 45, m’avait laissé boiteux. Ca ne m’avait pas trop gêné pour la bagatelle… faut dire que j’avais de la tchatche. Mais pour le reste, j’étais un peu un poids mort. Alors, au fil des ans, j’avais progressivement revendu mes terres, pour ne garder finalement que ma maison, un peu de terrain et quelques bêtes.
Donc l’été, c’était correct. Et puis il fait beau l’été. C’est la période où les agriculteurs ont le plus de travail. Alors quand on est, comme moi, un peu diminué, autant se foutre de la gueule de ceux qui bossent. De toute façon, pour passer le temps, tout est bon.
L’hiver, c’est plus rigoureux, c’est le cas de le dire. La neige tombe souvent en abondance. Et les visites au village se font plus espacées. La nuit est plus longue, le ciel plus gris, la lumière plus rare. Alors quand on est seul et qu’il fait sombre et froid, le feu s’impose. Très vite, il devient indispensable, pas seulement comme élément de chauffage. Mais aussi comme une présence. Quand je regardais les flammes qui dansaient, j’avais l’impression de voir quelqu’un en dedans. Mais ce n’était que moi. Et le renvoi de mes propres souvenirs. J’en ai passé des nuits seul avec moi-même auprès du feu. A me désespérer du temps qui passe et des moments perdus.
Et puis Toby est rentré dans ma vie.
Quand on m’a proposé cette touffe de poils de quelques semaines, à peine sevrée, un peu pataude sur ses pattes, je me suis d’abord demandé si la personne en question ne me voulait que du bien. Oui, tu comprends, tu es toujours tout seul dans cette maison, un peu de compagnie te fera du bien, tu verras, tu verras, tu me remercieras plus tard.
Je déteste ça. Ce genre de réflexion qui vous fait paraître plus vieux. Et qui fait ressortir votre solitude. Celle que vous vivez. Celle que l’on perçoit pour vous.
J’ai souvent répondu que ma solitude était voulue, assumée. Que le silence était préférable à de la mauvaise compagnie. Mais c’est faux, archi faux. On choisit d’assumer sa solitude par résignation. Parce qu’on est seul et qu’on ne peut rien y faire. Parce qu’à partir d’un certain moment, d’un certain âge, vous voyez moins les autres. Et les autres vous voient moins aussi.
J’ai été très vite reconnaissant à Toby d’une chose : de permettre à mes pensées et à mes actes de ne plus se concentrer sur ma propre personne. Je devais prendre en compte sa présence. Je n’étais plus seul.
Les premières semaines furent plutôt difficiles. Je voyais d’un assez mauvais œil l’arrivée de cet étranger dans ma maison. Il envahissait mon espace, mon intimité. Il me suivait partout, que ça en devenait pénible. Partout. Quand j’allais aux toilettes et que j’avais le malheur de prolonger la séance en lisant le journal, je l’entendais rapidement gratter derrière la porte en poussant de petits gémissements. Au-then-ti-que !
Mais ce qui m’agaçait profondément au début, c’était sa queue. Y a t-il quelque chose de plus con que la queue d’un chien. Toujours en train de remuer bêtement. Il paraît qu’un chien qui remue la queue est un chien content. Le mien devait être très content alors parce que ça n’arrêtait pas. Content. Je me demandais bien de quoi. Il était avec un vieux, peu bavard, dans une vieille maison isolée. Mais il était content. Et toujours en train de ventiler avec sa queue.
Autrement, on ne peut pas dire non plus qu’il était très propre. Enfin, au début. Pas très propre et un peu con aussi. Il était souvent dehors avec moi, lorsque le temps le permettait, mais, systématiquement, il faisait devant ma porte. Immanquable. Parfois, il lui arrivait de s’oublier dans la maison. Mais je comprenais. La maison était continuellement en désordre et sale. Une vraie porcherie. Avec la solitude, le laisse-aller n’est jamais loin. Et puis, on s’habitue. On se dit que de toute façon personne ne viendra. Le plus souvent, on ne se dit rien. On vit là, c’est tout.
Pour le reste, Toby n’était pas exigeant. Il se contentait de ma présence et de quelques regards. Je n’étais pas très démonstratif, du moins au début. Peu de mots, pas de caresses. Il vivait là, avec moi, mais dans ma tête, nos existences n’étaient pas vraiment liées.
Et puis nous avons passé notre premier hiver ensemble. Une période froide où la solitude est encore plus glaciale que les températures. Le feu dans la cheminée a refait son apparition. Mais cet hiver, j’ai un peu moins regardé les flammes. Un peu plus mon chien, un peu moins les flammes. Les soirées étaient longues. Alors je parlais beaucoup. Et Toby ne me quittait pas du regard, tout en se blottissant contre moi. Et on restait là des heures, moi sur le fauteuil, lui sur mes genoux. La première année en tout cas. L’année suivante, il était déjà un peu trop grand, un peu trop lourd pour moi. Alors je lui avais confectionné une panière dans laquelle j’avais posé une grosse couverture bien chaude. Et nous restions là, l’un à côté de l’autre, moi à parler, lui à écouter.
Au fil des semaines, Toby était devenu indispensable à ma vie de tous les jours. Nous partagions même nos repas. Au départ, je mangeais de mon côté et lui avait sa soupe. Et puis, l’âge faisant, mon appétit n’était plus aussi solide qu’au bon vieux temps. Alors je préparais toujours les mêmes quantités, mangeait un bout et Toby prenait le relais. Une fois Léon (Léon est un gars du village qui vient parfois me rendre visite ou me faire quelques courses lorsque sa fille a la voiture) est arrivé à l’heure de l’apéro. J’ai cru qu’il allait s’étouffer en voyant Toby avaler des restes de magret et de pommes de terre sarladaises. Surtout que je lui ai proposé de rester et que, faute de magret supplémentaire, il a du se contenter de ma fameuse omelette aux herbes. Ah, mon omelette c’est quelque chose ! Mais là, j’ai vraiment eu l’impression qu’elle lui passait de travers.
C’est vrai, je suis un solitaire. Contraint ou volontaire finalement ça n’a que peu d’importance. La réalité est là c’est tout. Et elle vous rattrape toujours. Mais il y a deux choses qui m’ont aidé à tenir. Toby tout d’abord. Il est arrivé au bon moment. S’il était arrivé plus tôt, je ne suis pas sûr que je lui aurais accordé la même attention. Ni lui non plus d’ailleurs. Ensuite, il y a la cuisine. J’ai toujours vécu seul, j’ai toujours été bordélique dans l’entretien de ma maison et de mes affaires. Mais la cuisine ! Très propre ma cuisine, avec tout plein d’accessoires et tout et tout. Toute ma vie, je me suis mijoté de bons petits plats, j’ai essayé de créer mes recettes, d’accommoder de diverses façons. J’étais un autre homme dans ma cuisine, un artiste. Mais je ne cuisinais que pour moi, sauf en de très rares occasions. Avec Toby, j’avais l’impression d’avoir un regard extérieur. C’est bête, hein ? D’autant que Toby, comme gourmet, ben, y’a mieux. Deux, trois coups de langues et zou, tout dans l’estomac. Mais ce n’est pas grave. S’il se goinfre, c’est que c’est bon. Alors au fil des jours, je me suis pris au jeu. J’ai essayé de varier les plaisirs. Et puis je me suis rendu compte qu’il appréciait certaines choses plus que d’autres. Alors je composais. Surtout, je m’amusais. Enormément.
L’hiver, mes journées se résumaient à ça : de longues heures dans la cuisine et de belles soirées avec mon Toby auprès du feu. L’été, on y ajoutait de longues ballades et quelques virées au village. Même là, il restait auprès de moi. Ventilant comme à son habitude.
Et puis les années ont passé. Toby vieillissait. Moi aussi. Mais moins bien que lui. Les sorties se faisaient plus rares. Mes jambes avaient de plus en plus de mal à me porter. Je ne descendais presque plus au village. Dans ces moment là de peur et de doutes, Toby gardait toujours ce regard d’infinie tendresse pour moi. Il s’approchait, posait sa tête sur ma main et pouvait rester là des heures durant. Parfois je n’en pouvais plus et sanglotais doucement en voyant ce brave chien me témoigner toute cette affection. J’étais en colère. Contre cette vieillesse qui m’empêchait de profiter de Toby autant que je l’aurais souhaité.
Les hivers étaient aussi plus douloureux. Toby était là, aimant comme à son habitude et parfois soucieux de mes silences. Mais moi, je regardais à nouveau les flammes danser devant mes yeux, comme autrefois. J’y voyais Toby et moi, heureux, à gambader partout, moi riant, lui aboyant gaiement. Une nouvelle fois, j’y voyais mon passé. Un passé pas si lointain. Et pourtant. A présent, ces ballades étaient révolues, mon corps ne pouvait plus suivre. Ou si difficilement. Le moindre plaisir d’hier m’était interdit aujourd’hui. Même la cuisine m’était pénible. D’ailleurs, les bons petits plats avaient fait place à des assiettées de soupe, parfois avec un peu de viande. Je n’avais plus l’endurance pour passer de longues heures en cuisine. L’appétit non plus. L’envie encore moins.
Il n’y avait que Toby que j’aimais toujours davantage. C’était tout le paradoxe. J’aurais voulu le meilleur pour lui. Mais je ne pouvais plus le lui offrir. C’était quelque chose d’horrible pour moi que de ressasser les bons moments passés avec lui tout en sachant que ces bons moments ne se reproduiraient plus quoi que je fasse. Alors les dernières années se sont passées comme elles devaient se passer. Ensemble. J’avais décidé, faute de mieux, de témoigner à mon chien toute l’affection que j’avais aussi pour lui. Parce que je savais que le temps nous était désormais compté et que je devais savourer chaque seconde de ces instants partagés avec lui. Du temps, j’en avais suffisamment perdu à ressasser bêtement nos bons moments alors qu’il était là à côté de moi. Quand on ressasse, on oublie de vivre. Et j’ai trop souvent oublié Toby certains soirs où mes pensées se cadençaient au rythme des flammes de la cheminée.
Ensemble. C’est donc comme ça que tout s’est terminé. Ou presque. Un soir, alors qu’il avait pris l’habitude de dormir à l’intérieur depuis très longtemps, Toby avait gratté avec insistance la porte d’entrée. J’ai pensé un instant qu’il pouvait avoir une envie pressante. Alors je lui ai ouvert la porte. Et je l’ai vu se diriger vers sa niche. Une niche que j’avais construite il y a dix-sept ans et dans laquelle il n’avait presque jamais dormi. Avant d’entrer, Toby se retourna, agita péniblement la queue et me lança un petit jappement étouffé. Puis il s’engouffra dans sa niche et s’y allongea.
Inconsciemment, je compris à cet instant là que, de nous deux, Toby partirait le premier. Qu’il allait prendre un aller simple pour le paradis des chiens. J’en fus convaincu lorsque, quelques heures plus tard, l’orage éclata avec une violence rare. Toby n’avait pas aboyé. Toby était parti. Définitivement.
L’infirmière m’a essuyé les larmes qui coulaient le long de mes joues. Je suis toujours chez moi, mais j’ai une aide médicale à présent. Ma santé s’est subitement dégradée depuis la disparition de Toby il y a trois semaines. Je ne peux plus rien faire par moi-même. Mes jambes ne me portent plus. Je n’ai plus faim, plus soif. Je ne suis qu’un vieil homme malade qui a perdu son meilleur ami.
Bientôt quatre-vingts ans et aucun regret. Une vie. De bons et de mauvais moments. Des rencontres. Des déceptions. Et Toby, le petit chien pataud entré par hasard dans ma vie. Et que je vais peut-être rejoindre enfin, pour, je l’espère, d’autres belles balades et d’autres soirées au coin du feu.
FD, mars 2006
2 commentaires:
Merci pour ce texte, Franck. Il nous parle bien de la solitude, cette éternelle compagne.
Continue. C'est beau.
Quelle bonne gueule ce chien ! Tu as bien fait de mettre sa photo. (Et pourtant je ne suis pas très amie des chiens...).
Je l'ai relue, j'aime beaucoup cette histoire : très touchante et si bien écrite, sur la solitude, la fin de vie. Mais où trouves-tu tout ça ?
Enregistrer un commentaire